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Theo

Tout a commencé au début du mois de novembre. La température s'était considérablement refroidie et Harold était rentré plus tôt cet après-midi là.


Nous étions, moi et notre fille Amy, couchées à plat ventre devant le téléviseur, les mains posées de chaque côté du menton pour supporter le poids de nos têtes. C'était l'heure des soaps américains dont je ne manquais aucun épisode – tout comme Amy qui semblait fascinée à six ans par la beauté de certains acteurs à l'écran.
Lorsque j'entendis la porte claquer, je sus immédiatement que mon mari nous apportait une surprise, un nouvel invité et membre de la famille. Je le savais, car deux jours plus tôt, alors que nous faisions une visite impromptue chez les parents de Harold, Amy avait remarqué la présence discrète d'un chat, Théo, vieil angora qui prenait l'habitude de s'installer au bord de la large baie vitrée de la salle de séjour lorsque des visiteurs s'amenaient. À son âge, il préférait ne jamais être dérangé et se montrait plutôt distant lorsqu'on tentait de l'approcher. Nous avions prévenu Amy de ne pas toucher à l'animal, mais dès que nous eûmes le dos tourné, elle s'élança vers le félin et le serra dans ses frêles petits bras. Ma première réaction fut de vouloir mettre à fin à cette caresse, mais la mère de Harold me retint en posant sa pâle main sur mon épaule.
- Laisse-les faire connaissance, me recommanda-t-elle avec un sourire amusé.
Le chat qui, tout d'abord fut surpris et étonné par cette soudaine apparition, jeta quelques regards furtifs en notre direction. Puis, une fois l'effet de surprise dissipé, il fit une chose étonnante et inhabituelle. Doucement, il baissa la tête et la glissa contre l'oreille d'Amy qui rigolait. Quelques instants plus tard, je l'entendis s'exclamer :
" Il ronronne ! Maman, écoute, Théo ronronne !"
Ce fut avec une certaine perplexité que j'observai la scène se poursuivre pendant de longues secondes avant qu'Amy ne dépose le chat sur le fauteuil et que ce dernier ne s'endorme tranquillement. Par la suite, Amy nous harcela pour qu'on lui achète un chat et quoique je fus réticente au départ, je laissai la demande en suspens. Harold, pour sa part, pris en considération que mon silence signifiait qu'il devait prendre la décision. Et Harold aimait trop sa fille pour refuser.
Il entra donc dans la salle de séjour, Théo entre les bras. Je m'attendais à voir un minet, un adorable chaton que nous aurions vu grandir parallèlement à Amy. J'essayai de masquer ma déception, mais mon honnêteté me trahit et Harold compris immédiatement que je ne me sentais pas à l'aise à voir ce vieux grincheux dans notre maison pour les quelques prochaines années. Et pire, je redoutais le moment où ce dernier mourrait. Je craignais d'avoir à assister aux crises de larmes éternelles d'Amy qui ne comprendrait qu'à moitié les tristes évènements.
Ce soir-là, alors qu'Amy dormait paisiblement dans sa chambre, j'amenai Harold à l'écart, loin de notre fille et surtout loin de Théo.
- Nous ne pouvons pas garder cet animal ici, lui annonçais-je en croisant les bras.
- Pourquoi ? me demanda-t-il en haussant naïvement les épaules.
- Tu sais pourquoi. Ce chat se fait déjà vieux : il ne lui reste que très peu d'années à vivre et je ne désires pas être celle qui aura à consoler Amy lorsqu'il mourra.
- Ma mère me l'a donné parce qu'il n'a jamais offert autant d'affection à un humain depuis qu'ils l'ont acheté. Il est toujours de mauvaise humeur et il apporte une certaine négativité avec lui. Maman souhaitait s'en débarasser depuis un bon moment : je ne pouvais pas refuser l'offre.
- Tu refuses donc de le ramener chez tes parents ? Soit. Tu seras celui qui prêtera son épaule à Amy lorsque le moment viendra.
Je tournai le dos et allai me coucher. Je m'endormis presque aussitôt et aperçut en rêve des milliers de chats, des millers de Théo qui sautaient au-dessus d'une barrière en bois, comme les moutons auraient dû le faire. Je me réveillai en sursaut, oubliant momentanément où je me trouvais et écoutai la bruits de la maison. Je n'entendais rien. Tout était silencieux. Harold ne ronflait pas à ma gauche : il s'était sûrement endormi sur le divan au rez-de-chaussée. Je fus prise d'un certain remord et me promis de m'excuser auprès de mon mari. Après tout, si la présence de l'animal pouvait offrir quelques moments de joie à la gamine, pourquoi ne pas lui laisser sa chance ?
Je ne pus jamais lui dire ce que j'aurais souhaité.


Il neigeait. Dehors, il faisait un tel froid que toutes les routes étaient glacées. Les automobiles circulaient prudemment à une dizaine de kilomètres sous la vitesse maximum permise. Quelques flocons tombaient encore du ciel lorsque j'ouvris finalement les yeux. Je regardai tout d'abord l'heure. Il était presque midi.
" Comme je suis paresseuse... "
J'entendis les rires joyeux d'Amy à l'extérieur. Avec difficulté, je me redressai dans mon lit et tirai les rideaux. Dehors, Harold, Amy et Théo s'amusaient à faire une bataille de boules de neige. Je fus prise d'envie d'aller les rejoindre au pas de course, mais préférai les observer pendant un instant. De ma fenêtre, j'assistai à la scène d'horreur.
Amy lança premièrement une boule de neige en direction de Théo, mais le rata de très loin. La boule explosa sur la route glacée et l'enfant éclata de rire. Le chat, refusant de se faire atteindre par les attaques d'Amy, fuya en direction de la maison des Williams, vieux couple anglais, en face. Je fus prise d'un soudain frisson, sachant que si Harold n'intervenait pas, quelque chose de terrible se produirait. Au loin, une camionnette rouge filait à vive allure vers le sud, soit en notre direction, et je savais q u'elle ne pourrait pas freiner à temps.
Voulant rattraper Théo, Amy se lança à sa poursuite si rapidement et si soudainement que Harold n'y vit que du feu. Lorsqu'il prit conscience du danger, il était déjà trop tard. En quelques coups de klaxons et quelques vaines tentatives de virages à droite et à gauche, la voiture se mit à tournoyer, puis à capoter jusqu'à ce qu'Amy fut aspirée à l'intérieur du mouvement infernal dans un hurlement strident.
Je quittai la fenêtre en un instant, dévalai l'escalier en m'appuyant contre la rampe pour ne pas céder sous le poids de la panique et sortit à l'extérieur. Aussi bruyant fut l'accident, aucun son n'alimentait la lourde atmosphère, sinon les sanglots horrifiés de Harold qui accourait en direction d'Amy qui, elle, gisait, immobile, une balafre au côté droit de son visage laissant échapper une coulée de sang d'un rouge vif et un bras tordu vers l'arrière dans un angle absolument incongru.
Je n'arrivais plus à bouger. J'étais pétrifiée par la douleur et la terreur. Harold se tourna vers moi, avec l'air de vouloir dire : "bouge ton cul et aide-moi !"
- Appelle du secours, Marie, je t'en supplie ! Ne reste pas là ! Elle a besoin d'aide.
J'hésitait un instant puis me dirigeai au pas de course vers le téléphone. L'opératrice me posa des tas de questions à propos de tellement de trucs qui me paraissaient inutiles dans la situation actuelle. Pourtant, sa façon de banaliser mes émotions, me calma et lorsque je raccrochai, c'était comme si tout était redevenu normal, exactement comme quelques jours auparavant.
J'entendis la voix terrorisée de Grace Williams, ma voisine d'en face :
" Oh, dear God, Harold ! Harold, you're losing your mind ! Oh Dear ! James, do something ! DEAR GOD !"
Arrivée à l'extérieur, je ne voyais plus Harold. Amy reposait seule sur la route. Je déplaçai mon regard vers les Williams, et je le vis. Il tenait dans ses mains une immense pelle qu'il devait avoir saisie dans la remise, et l'élevait dans les airs pour ensuite la laisser retomber violemment sur ce qui semblait être une dépouille sanglante de Théo. Le pauvre chat était mort quelques coups plus tôt, Harold le savait sûrement, mais ce dernier continuait à frapper avec un rage abonimable.
James Williams finit par interrompre l'un de ses mouvements, s'empara de la pelle, la lança au loin et consola Harold qui s'était maintenant écroulé dans ses bras comme un enfant.
Exactement comme Amy aurait pleuré si elle avait vu le cadavre de Théo.


Les mois passèrent et la douleur s'intensifiait de jour en jour tandis que Harold luttait pour ne pas sombrer dans un puits sombre et profond. Je m'efforçais d'être à ses côtés, de le consoler lorsqu'il avait besoin d'être consolé. Et la nuit, lorsque je dormais seul dans notre chambre, et que Harold dormait dans celle d'Amy, je pleurais à chaudes larmes, étouffée par des sanglots.
Le deuil était loin d'être terminé, certes, mais je croyais fermement que nous nous en sortirions sains et saufs. J'avais tort. Quelques jours plus tard, les choses prirent une tournure des plus terrifiantes, dignes des pires films d'horreur hollywoodiens.
Un matin, alors que je n'arrivais plus à dormir, j'étais sortie dehors et je marchais sur la route vers le nord. Sur mon parcours, je passai devant la maison de la vieille Tabatha. La femme était connue dans le quartier pour les dizaines de chats qui rôdaient dans sa maison et dans son jardin. Même si elle était un peu excentrique, nous l'aimions tous.
Bref, ce matin-là, Tabatha était debout sur son perron et observait son terrain. Je mis quelques secondes à discerner ce que représentaient les silhouettes noires et blanches étendues dans l'herbe mouillée. Puis, je reconnus ses chats, tous ensanglantés, les corps écrasés et meurtris comme celui de Théo.
Comme celui d'Amy.
- Tabatha, qu'est-ce qui s'est passé ?
Mon intervention s'enfonça dans l'esprit de la vieille dame qui prit quelques secondes à capter ma question.
- C'est votre mari, Harold, il a tuer tous mes chats. Je ne pouvais rien faire, je n'en avais pas la force. Je voulais l'arrêter, je vous hurler, mais je n'y arrivais pas. Il les a tous tué avec sa pelle. Vous savez, la même qu'il a utilisé pour...
(Théo)
- Oui, je sais.
" Harold, Seigneur, qu'as-tu fait ?"
Le monde entier vascilla et je dus m'asseoir sur le trottoir. Je ne savais plus ce que je devais faire. Tabatha allait sûrement prévenir les policiers, et ensuite ? Est-ce que je devrais avouer que mon mari a perdu la boule et qu'il a développé une haine meurtrière envers les chats ?
" Je dois retrouver Harold avant qu'il ne commette un autre acte du genre. "

Arrivée à la maison, je parcourus chacune des pièces. Je croyais perdre espoir de trouver Harold à la maison, quand j'entendis sa voix lourde et essouflée.
- Tu me cherches, chérie ? me demanda-t-il. Il avait prononcé le mot chérie comme une accusation, un reproche qu'il me faisait.
- Harold, pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu tué les chats de Tabatha ? Il y en avait tellement et tu les as tous tués.
- Ils ont mérité leur sort, expliqua-t-il avec un haussement d'épaules.
- Comment peux-tu dire une chose pareille ? Comment peux-tu être aussi insensible ?
- Aussi insensible ? Je suis insensible, d'après toi ? Et tu ne trouves pas ça insensible toi, que ce stupide chat ait tué notre fille ? Tu ne trouves pas ça injuste que toute sa race se moque de nous depuis qu'elle est morte. Ils se moquent parce qu'ils se croient en sécurité. Il se moquent parce qu'ils sont mauvais, malsains.
- Harold, tu me fais peur. Arrête de raconter des histoires.
L'homme avançait d'un pas lent. Je remarquai pour la première que l'une de ses mains étaient dissimulée derrière son dos. Je savais qu'il tenait la pelle tout comme je savais qu'il l'utiliserais.
- Tu ne me crois pas ? Alors, c'est sûrement parce que tu es de leur côté. Toi aussi tu souhaitais sa mort, pas vrai ? Tu souhaitais la mort d'Amy !
- NON !
Dans un élan de fureur, je fonçai tête première dans sa direction et le plaquai contre le mur. Il échappa la pelle à sa droite et essaya de la reprendre au vol. Cette dernière s'écrasa contre le plancher en un bruit métallique. Je m'étirai pour m'en emparer, mais sans prévenir, sa main décrivit un arc rapide et me gifla avec une telle force que ma joue claqua au contact de sa main et se fendit. Une balafre, tout comme celle d'Amy apparut et se mit à saigner.
Je ne pris pas la peine de m'attarder à la plaie et bondit au-dessus de lui pour m'emparer de la pelle. Je sentis ses deux mains s'accrocher à mes jambes et je perdis l'équilibre. Mon menton cogna dûrement contre un carreau de céramique du plancher, mais je ne lâchai pas l'outil. En un seul mouvement, avant même qu'il ne puisse me tirer vers lui, je me retournai et le frappai à l'aide de la pelle.
Toute cette colère et ces sanglots que j'avais gardé en moi explosèrent et je me mis à frapper. Je l'entendis supplier d'arrêter. J'entendis tous ses os se briser l'un après l'autre au rythme des coups que je portais à son visage et à ses côtes. Bientôt, il ne fut à son tour qu'une masse informe et inerte.
Et pourtant, je continuai à frapper...
Et à frapper...
Et à frapper...
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Re: Theo
Posté par ecover le 20/08/2004 07:55:13
Je me délecte a chaque nouvelle "nouvelle" de sarah quiel que je découvre sur ce site....Un écrivain est née, j'en ai maintenant la certitude..et je ne dois pas être le seul!
J'ai adoré "enfant de la Lune" et je vais me précipiter sur les autres écrits de l'ARTISTE...A consommer sans modération...
Re: Theo
Posté par loly le 20/08/2004 07:55:13
"gosh! i love your style !" lol! tu décri super bien la "bataille finale" ... continue like this!
Re: Theo
Posté par _morgan_ le 20/08/2004 07:55:13
quel commentaire pourrait-on faire?Tout est dit.
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Publié le 21 mars 2004
Modifié le 21 mars 2004
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