| Ma MachineNe sois pas triste...je suis bien là où je suis...il est temps que tu apprennes à te débrouiller sans moi chéri...J'arrivai, à l'aube, conduisant mon 4&4. J'avais conduit toute la nuit. En effet, incapable de dormir, je m'étais dit que le mieux c'était de rouler sans arrêt. Je parvins aux étangs cristallins et aux jardins fleuris de l'oasis de kaatchoop à l'instant même où le soleil se levait et me mis à pleurer comme tous les héros d'Homère, tellement le spectacle était beau.
Je pénétrai dans l'oasis sans jeter un seul regard sur le cimetière des étrangers. Je craignais, en le regardant, de m'écrouler sous le poids de l'émotion. Il valait mieux de ne pas regarder la tombe. Du moins c'est ce que je ressentais. Et je m'étais toujours fié à mon intuition.
Je garai le 4&4 devant un bar, fis un tour de l'oasis, parlai à quelques personnes et humai l'air doux et pur. Je tombai sur un touriste japonais, mais ce n'était pas le bon, je le compris après m'être entretenu avec lui pendant quelques secondes. Je m'entretins ensuite avec un employé de l'hôtel, mais lui non plus n'était pas le bon. Je rencontrai ensuite un éleveur de dromadaire dans la cinquantaine, et celui-là, c'était le bon. Il comprit ce qu'était ma quête.
Je lui offris un verre de bière et nous parlâmes d'un tas de choses. Il parlait parfaitement le français, car né en Belgique. C'était suite à un chagrin d'amour qu'il avait décidé de venir s'installer dans le désert, à tel point la vue des endroits où il avait été heureux lui semblait insupportable. Puis je lui offris un second verre et détournai la conversation sur le but de ma venue et les raisons que j'avais de m'entretenir avec lui. Nous restâmes un moment silencieux et j'attendis, faisant preuve d'une remarquable patience, que l'éleveur de dromadaire veuille bien évoquer les événements; qu'il se rappelle des moments où, un mois auparavant, à Kaapchoop, il avait entendu parler, et aussi vu, un jeune couple de français qui était venu se reposer dans cet oasis, qui était sûrement venu boire de la bière dans ce bar, peut-être assis à cette même table où ils avaient parlé de nombreux projets, avant de retourner prendre un autre bain dans un étang.
Laissant errer son regard sur les peuplades de palmiers comme s'il y voyait toujours le jeune couple se promener un livre à la main, l'éleveur de dromadaire se mit enfin à parler d'une voix émue.
-ce jeune couple, dit-il. Ce jeune couple dans l'étang. Oh! Le pauvre jeune couple.
J'attendis.
-je ne parvins pas à l'oublier, ce jeune couple dans l'étang, reprit-il en plongeant son regard dans son verre.
J'avalai quelques gorgées de bière. Je ne me sentais pas bien, je me sentais seul et triste.
Comme le silence se prolongeait, je pris une carte de l'oasis et la déployai sur la table en peau de chameau ou de dromadaire, ils se ressemblent tellement, ces deux-là. Mais le bar était tranquille. À ce moment de la journée, nous en étions les seuls clients.
-où les avez-vous vu le plus souvent? Lui demandai-je.
-ils déambulaient par là, par ici aussi, et ils prenaient leur bain toujours dans cet étang, fit l'éleveur de dromadaire en désignant trois points sur la carte. Ce pauvre couple! J'aurais aimé leur dire de passer moins de temps dans l'eau. Mais je ne voulais pas être importun. On ne parle pas d'eau à un couple d'amoureux, ni du danger que l'on court d'y se noyer. S'il y est noyé, c'est que tel était son destin. On se dit que c'est son affaire, et on se tait. Mais comme ils semblaient être fait l'un pour l'autre, ces deux là!
-ils l'étaient, dis-je en repliant la carte et en la gardant dans ma poche.
-vous-êtes un de ces journalistes? Me demanda l'éleveur de dromadaire.
-non, je ne suis pas un de ceux-là.
-oh! Je ne voulais pas vous mettre dans le même sac qu'eux.
-inutile de vous excuser. Je ne suis pas journaliste.
-vous êtes inspecteur de police, alors?
-non plus. Disons plutôt que j'étais un admirateur de la jeune femme.
-oh! Des admirateurs, elle en avait, et de tonnes! Même moi. Moi qui ne lève jamais les yeux pour regarder une femme. Mais celle-là, je la regardais. Ce que je préférais, c'était de la voir lire sous un palmier. Elle lisait souvent sous les arbres. Oui, elle savait être charmante quand elle lisait. Je crois bien que personne n'a jamais été aussi charmante en lisant et que plus personne ne le fera aussi bien. Oh! Elle savait très bien aussi marcher avec élégance sur ses hauts talons. Mais ça me touche moins. Les dragueurs, bien sûr, ça leur plaît. Ils passent leur vie à regarder les femmes marcher. Et un dragueur, que ce soit dans une grande ville ou en plein milieu du désert, c'est toujours un dragueur. Je sais qu'ici plus d'un don juan passaient les après-midi entiers cachés derrière les dattiers ou les bruissons pour observer ses longues jambes. Je parie que ces gars-là, si elle n'avait pas toujours été accompagnée du jeune homme, auraient été capables de la mettre dans leur lit.
-j'ai l'impression que n'importe qui, don juan ou pas, aurait ressenti plus d'une fois le désir ardent de la posséder, après avoir vu bouger sensuellement ses hanches dans un jean moulant. L'envie de lui sauter dessus, de lui arracher les vêtements avec les dents. Ou tout au moins de la regarder toute nue étendue sur une couche, la tête légèrement penchée vers la gauche, en sachant qu'elle vous interdira de vous branler, surtout si vous bandez comme un âne.
Je me tus, puis me mis à rire, car je venais, à mon insu, de m'exprimer comme elle le faisait, soit par sa bouche, soit par sa plume. Je hochai la tête.
-vous avez déjà visité la tombe? Me demanda l'éleveur de dromadaire visiblement gêné par mon brusque changement de ton.
-non.
Il parut surpris, mais s'efforça de bien le dissimuler.
-ils vont tous sur la tombe, reprit-il.
-pas sur celle-ci.
-mais...fit-il, ne sachant pas comment formuler sa pensée.
-cette tombe n'est pas la bonne.
-ah bon, pourquoi donc ?
-il y a de bonnes et de mauvaises tombes, dis-je, comme il est des moments opportuns ou inopportuns de mourir.
Il m'a approuva de la tête. Là je parlais de quelque chose qu'il comprenait ou croyait comprendre.
-c'est vrai, fit-il, j'ai connu des gens qui ont eu une belle mort, personnellement, je n'approuve pas cette façon de dire, la mort ça reste la mort, mais bon, c'est ce qu'on dit. Tenez, j'ai connue une femme, elle était assise devant son ordinateur, attendant un mot de l'homme qu'elle aimait; lorsque celui-ci, qui tapait sur son clavier à des centaines de kilomètres, le lui a envoyé, elle était toujours assise devant l'écran, mais elle avait cessé de respirer. Un arrêt cardiaque. Il regretterait toute sa vie de ne pas l'avoir envoyé plus vite, mais pour elle, quelle mort magnifique ! Pas un jour de maladie. Elle était là, assise, attendant un mot, et elle n'a jamais su si on le lui a envoyé ou pas. Et puis il y a une autre de mes amies. Elle aimait un homme depuis trois ans. Un homme qu'elle avait connu sur internet, et n'avait jamais rencontré en vrai. Ils ont décidé de franchir le pas pour vérifier s'ils étaient vraiment fait l'un pour l'autre. il est venu la chercher dans la belle décapotable rouge de son père pour l'épater. Elle avait autour du cou un long foulard en soie qui lui arrivait aux chevilles pour l'épater aussi. Ils devaient aller au resto. Mais en cours de route, en regardant sur le volant les mains de l'aimé, le vent a soulevé son foulard qui est allé se coincer dans la roue de la décapotable, oui, elle mourut là, étranglée, sur le siège avant, mais elle avait à ses côtés l'homme de sa vie, elle ne s'était pas trompé, c'était bel et bien celui-là. Voilà. C'est bien ça dont vous parlez ?
J'ai acquiesçai de la tête.
-vous estimez donc que la tombe, dans le cimetière des étrangers, sous le palmier, n'est pas celle qui convient à cette femme ?
-c'est à peu près ça.
-et vous croyez qu'on peut choisir la tombe qu'on veut ?
-ce n'est pas impossible.
-que si nous pouvions anticiper notre vie, d'une façon ou d'une autre, nous ferions un meilleur choix ? Qu'en regardant en avant, ce qui nous attend, nous nous dirions : “ mon dieu, ce n'est pas maintenant, mais cette année-là, à cet endroit-là, de cette façon-là et dans ces circonstances-là ?” vous y croyez vraiment ?
-oui, puisque nous avons la possibilité de choisir notre mort ou de laisser faire le destin.
-cette idée me plaît, fit l'éleveur de dromadaire, mais combien d'entre nous sont assez judicieux pour raisonner ainsi ? La plupart n'ont pas même assez de sens pour se taire quand ils n'ont rien à dire. On se cramponne.
-hé oui, on se cramponne, fis-je, et on a bien tort.
Nous commandâmes d'autres bières.
-que faire, alors, lorsqu'une tombe n'est pas la bonne ?
-l'ignorer. Peut-être alors s'effacera-t-elle, comme un mauvais rêve.
L'éleveur de dromadaire sourit comme la joconde.
-vous êtes peut-être légèrement timbré. Mais j'aime bien écouter les timbrés. Continuez.
-j'ai fini.
-vous vous prenez pour jésus christ ?
-ça m'arrive...
-vous allez dire à Lazare lève-toi et marche ?
-non.
-mais alors ?...
-je veux simplement choisir le bon endroit, le bon moment, la bonne mort.
-buvez un coup, me dit l'éleveur de dromadaire. Vous en avez besoin. Que venez-vous faire ici exactement ? Vous ne pouvez plus rien. Tout est fini.
-non, pas tout. Venez avec moi.
Je me dirigeai vers la porte. Intrigué par mes paroles, l'éleveur de dromadaire se leva et sortit du bar avec moi.
Je lui indiquai d'un geste de la tête le 4&4 garé quelques mètres plus loin.
-je connais ces voitures, fit-il. On en voit tous les jours dans le désert.
-vraiment ?
Il ne répondit pas.
Je m'approchai du 4&4, y posai la main et demandai :
-vous savez ce que c'est que ça ?
-un 4&4.
je caressai longuement la portière, puis dis enfin :
-c'est une machine à remonter le temps.
Il ouvrit grand les yeux, clignota des paupières, porta à ses lèvres le verre de bière qu'il serrait entre les mains, puis hocha la tête.
-une machine à remonter le temps, répétai-je.
-j'avais entendu.
Il fit le tour du 4&4 et se plaça juste devant pour mieux l'examiner. Il évitait de me regarder. Il fit à nouveau le tour de la voiture, revint à côté de moi, considéra le bouchon du réservoir à essence et me demanda enfin:
-jusqu'où pouvez-vous remonter ?
-je ne le sais pas encore.
-pour résumer, vous ne savez rien.
-c'est le premier voyage que j'effectue. Je ne le saurai que lorsqu'il sera terminé.
-quel carburant y mettez-vous, répéta-t-il.
J'aurais pu répondre : le temps que j'ai consacré à cette femme; toutes ces heures où, pendant des années, j'ai écrit sur elle; ces heures que j'ai passé à penser à elle, assis à ma table de travail ou avachi sur mon canapé; dans un bus, allant faire des courses; sur le bord d'une fontaine, jetant des pièces rouges dans l'eau ou dans ma baignoire, écoutant du pink floyd. Ou encore, j'aurais pu répondre : l'amour qu'elle me donnait et le souvenir gravé en moi des paroles qu'elle avait écrites, ses mots qui se sont entassées au fil des années. Oui, tous les deux, nous y avons mis beaucoup de nous mêmes, de nos rêves, de nos espoirs, de nos souvenirs, de notre amour, et c'est cela l'essence, ou le carburant, appelez ça comme vous voudrez. J'aurais dû le dire, j'y ai pensé, mais je ne l'ai pas dit.
L'éleveur de dromadaire dut lire mes pensées, car ses yeux se mirent à briller; côtoyer des animaux depuis de longues années l'avait rendu sensible à la transmission de pensée et il se mit à ruminer ce que je ne venais pas de lui dire.
Puis il s'approcha et fit un geste inattendu. Il allongea le bras et...toucha...ma Machine.
Oui, il y posa sa main et l'y laissa comme pour mieux s'imprégner des mystères qu'elle recélait et les dévoiler par le contact. Il resta ainsi un long moment.
Puis il partit, sans dire un mot, sans me regarder, rentra dans le bar, s'assit à une table et se mit à boire tout seul, tournant le dos à la porte.
Je ne voulus pas rompre le silence. Il était arrivé le moment de partir, de tenter...
je montai dans le 4&4 et mis le moteur en marche.
De combien de temps aurais-je besoin pour remonter un mois en arrière ? De quelle sorte de carburant userais-je ? Je réfléchis encore un moment puis démarrai. | | |
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