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Le burnout

... Je m'introduisis dans le four. Le patron m'aida à pénétrer avec une ou deux poussés bien viriles. Puis il me passa, par la petite porte, la clé à molette et la lampe de poche dont j'avais besoin. Je...


J'avais enfin presque terminé le travail exténuant auquel mon patron m'avait contraint. Pendant de longues semaines, j'avais fabriqué, dans le
secret et l'isolement presque absolu, un four qui devait lui permettre, à ce patron intransigeant, de brûler jusqu'à réduire en cendres presque n'importe
quelles matières.
La combustion totale et entière, pensai-je, pour les environnementalistes.
Dans ce lieu des plus rébarbatifs, j'avais du aligner et sceller soigneusement des blocs faits d'une céramique capable d'endurer des températures
extrêmes. Un système de tuyauterie était aussi intégré au four. Un panneau de commandes placé à l'extérieur tout près de la lourde porte en fonte, assurerait
un parfait contrôle sur la combustion.
Il ne restait qu'à ajuster une valve de démarrage dans le fond du four.
Mon patron avait insisté pour que je le prévienne lorsque ce moment ultime serait arrivé. Je l'appelai donc afin qu'il constate de visu la qualité de mon
travail et aussi qu'il m'aide à effectuer cette retouche finale. Pour une fois il ne se fit point attendre. Je lui expliquai qu'il me fallait ajuster cette valve. Je
m'introduisis dans le four. Le patron m'aida à pénétrer avec une ou deux poussés bien viriles. Puis il me passa, par la petite porte, la clé à molette et la lampe
de poche dont j'avais besoin. Je me glissai en rampant jusqu'au fond guidé par le rayon blafard de la lampe. L'ajustement terminé, je repassai mes outils au
patron, qui s'empressa de les saisir pour me libérer les mains. Il en me restait plus qu'à me retourner. On comprendra que je ne pouvais sortir la tête en
premier car l'ouverture se trouvait à plus d'un mètre du sol. Je tentais de reculer pour sortir lorsque il referma vivement la porte du four sur moi. J'entendis
les bruits étouffés et angoissants de la clenche de fonte frottant sur le verrou d'étanchéité.
La panique me pénétra tout le corps comme une seringue de dentiste. Je poussai un cri qui me vida les poumons d'un seul jet. Dans une explosion de
tonnerre les vingt becs de gaz s'allumèrent à l'unisson, d'un seul coup, m'aveuglant cruellement. Le four trembla.
Réflexe spontané, je tentai de me retourner, espérant pousser sur la porte, même en sachant qu'elle était hermétiquement et irrémédiablement close. La
chaleur horrible me fit éclater les yeux et c'est dans l'obscurité absolue que je sentis flamber mes cheveux et mes vêtements, fendre ma peau en boursouflures
et en cloques bouillantes. Le feu m'attaquait comme un fauve rugissant, enragé.
Pour m'arracher à cette douleur sans nom, j'essayai, réflexe ultime, de soulever un bras ou de pousser avec le pied...
En vain ! Mes membres dansaient dans un magma de sang et de graisse en ébullition. Tout mon corps vibrait comme le glas d'un bourdon de clocher.
Je sentis cuire mes muscles, griller mes nerfs dans une sorte de requiem dolorem. Tous mes réflexes de survie s'éclipsèrent en fumée.
Par un phénomène que je ne comprenais pas, la vue me revint soudainement, et en même temps, une odeur horriblement âcre me pénétra par les
narines fondantes et s'infiltra dans mes poumons comme un venin. Le coeur retenu par l'aorte balançait inexorablement dans la cage thoracique, humectant
mes côtes d'éclaboussures de sang. Toutes mes chairs fondirent et mon cerveau, après quelques rapides tornades bouillonnantes, s'écoula comme une lave
fugueuse de mon crâne devenu rose, puis rouge. Enfin il craquela et s'effondra en poussière grise. Dans cette poussière de cendres fumantes scintillèrent
furtivement quelques étoiles de braises tenaces comme des obsessions.
On dirait que ma conscience évincée s'était envolée comme une buée et se retrouvait maintenant libre, flottante, s'agrippant en gouttelettes vaporeuses sur la
paroi de céramique.
Le temps désagrégé était devenu atomes de néant éternel.
J'avais la certitude de voir apparaître un tunnel incessamment.
Ma pensée plus fluide que jamais s'infiltra dans la céramique et en pénétra les molécules puis fut aspirée vers l'intérieur, transcendant l'univers des
atomes. Ce cosmos était si petit que les particules de lumière ne pouvaient s'y rendre. J'eus l'impression d'être aux abords de l'absolu. Les atomes
m'apparaissaient comme des soleils entourés de particules tourbillonnant comme des moustiques. Je reconnaissais même les formes géométriques des
molécules.
C'est à ce moment seulement que j'aperçus le fameux tunnel au bout duquel une splendeur lumineuse m'attendait.
Mais après un certain temps, qui me parut sans fin, la porte du four, manipulée par le patron, s'ouvrit dans un râle de catacombes rouillées. D'un regard
pointu il avança la tête dans l'ouverture, renifla le doute, pour constater la présence de quelques tessons d'os refroidis. Il put identifier un os en forme de
calotte renversée, gisant dans un amas de cendres éteintes.

"Vous souffrez d'un burnout et vous l'avez échappé belle", diagnostiqua mon psy.
:)
Publié le 03 décembre 2006
Modifié le 05 novembre 2006
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