| Abyme volatileDes regards qui se mélangent sans se croiser, des frissons qui s'illuminent seuls au fond d'un cœur, l'histoire d'une rencontre de deux personnes perdues qui se voient sans le savoir et tombent d'amour sans y penser. Il n'y a que la plume qui saura finalement le dire.Sur son visage rouge de tristesse, ses mains s'étalent, frottent la peau, tirent les pores en trainant des pieds. Ses yeux ouverts à demi sont la fente minuscule du désir insoluble de ne pas voir. Ses mains se pressent contre son front et ses yeux vrillent en harmonie avec ses mille tristesses. Les yeux s'éclatent, et fourmillent de douleurs en cadence. Le dos courbé sur la table de travail, il regarde ses doigts qui frémissent, sa tête qui s'écroule, son énergie qui s'envole au son des impossibles. L'attente se fait longue, et plus les minutes sonnent à la pendule, plus son dos s'abat sur la pièce de bois devant laquelle il se tient. Il passe sa main au dessous de son œil et en presse les veines pour l'empêcher de saigner, pour l'empêcher de se disloquer en désespoirs noirs. Il regarde la plume qui git devant ses doigts, du bout du poignet il en touche les ailes et essaie de croire au renouveau rêvé. Ses yeux s'éparpillent et les valves de son cœur soufflent sur les cadences. Il cherche les mots mais tous se sont perdus. Il écoute la pendule et attend encore.
De la petite fenêtre qui donne sur la route, elle le regarde se désoler sur sa table de bois. Depuis une heure qu'elle est là, il n'a pas écrit, il n'a pas bougé. Il se tord les doigts et le dos comme il semble le faire avec ses méninges et les tensions de sa colonne vertébrale disent son désespoir. Elle attend de voir ce qu'il va finir, comme cela va finir. Elle attend de savoir qui il est. Elle le regarde vivre comme on plonge dans un film happant, aux mille retors et détours, aux cent intrigues qui ont trop de sens et subjuguent. Elle cherche à savoir comment comprendre les êtres humains et donne tout son temps, toute sa perspicacité à cet homme désemparé. Sa nuque brune, striée de serrements de dents qui plient sa peau, semble se confier à elle. Elle n'a pas besoin de voir ses yeux, elle les connait déjà, elle les a devinés dans les plis de la feuille blanche qu'il a mis une heure à jeter. Elle cherche l'explication à ses retordements poussiéreux, et veut être la plume pour lui insuffler la magie d'écrire. Elle veut que la page d'elle-même se mette à danser, et qu'il la voie, et qu'il l'écrive, et qu'il la chante à l'encre vert foncé. Elle veut que les lignes se fassent, que les mots se dessinent comme on esquisserait, sur la vitre d'une toile, des paysages à voyager dans tous les détours. Elle cherche de ses yeux à faire danser la plume devant ses yeux bleus comme la nuit.
Il ne voit rien. Perdu dans la feuille blanche qui ne murmure plus rien, il cherche à s'en sortir. Il voudrait écrire une histoire nouvelle, un bonheur nouveau mais il ne trouve rien. Neige devant lui, il n'arrive pas à atteindre la page, il n'arrive plus à atteindre sa langue, il n'arrive plus à attraper au vol, les mots qui s'éparpillent dans l'air du vide. Il bouscule dans sa tête tous les neurones qui dorment et tentent d'en former une aventure à coucher sur le papier mais il n'a rien vécu, mais il n'a rien aimé, mais il n'est pas encore assez capable de vivre pour écrire. Il a beau avoir rêvé, imaginé, écrit, toute sa jeunesse, aujourd'hui que les mots doivent le sauver, ils lui échappent et s'en sont allés. Pour mettre ses pensées en ordre même, il ne les trouve plus. Sa tête est vide, évidée de vie. Il ne se connait plus.
Elle semble arriver à le connaitre. Elle regarde dans tous les coins, et inspecte la pièce. Les murs blancs, recouverts par endroits de manuscrits poussiéreux, sont jaunis par une lampe à huile qui marche par bouffées. Une bibliothèque géante, dans un vrac indescriptible, fait face au bureau en bois. Des traits de stylo y sont dispersés. Au centre, une feuille couleur bambou est épinglée. En noir, à l'encre de Chine, se trouvent écrits ces mots presqu'indéchiffrables : "Je ne suis qu'une page blanche déjà tournée". La pièce est minuscule, on semble y étouffer, il s'en émane d'ailleurs une odeur cramoisie, une odeur brûlée qui éparpille les désirs de sentir. Elle le voit de sa fenêtre. Le temps fuit à une vitesse affolante. Après avoir tapé une centaine de fois à coups sourds sur la table arboricole, il a laissé ses yeux se fermer. La page frémit sous la faiblesse de cet homme décontenancé. Elle regarde la fenêtre fixement et scrute la feuille, sans voir les yeux de son possesseur qui se plient et se cambrent et hurlent au secours. Elle regarde fixement la feuille et tous ses désirs se conjuguent et brûlent sa peau. 5 heures ont passé et à la seconde où son attention atteint son acmé, la première larme tombe sur la feuille blanche, colorant celle-ci de cents éclats argentés. Et c'est alors que la page prend vie. Elle s'anime, touchée par une encre qu'elle n'attend que trop. Elle s'anime et en quelques secondes, se couvre de mille mots. Mille mots pour une larme. Mille mots pour son histoire. Il se relève, regarde sa main qui ne tremble plus et commence à écrire l'histoire d'une vie, l'histoire d'une larme, d'un regard et d'une enquête, d'un mirage et d'un tempête, d'une feuille et d'une plume. Qui saura exprimer mieux qu'un regard les bouleversements tempétueux d'une âme qui vient de tomber, de tomber d'amour. Elle était partie. | | |
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